Histoire
Samantha Lewis était une Californienne dans la quarantaine, bien qu'elle fasse facilement dix ans plus jeune. C'était une femme blanche, à la peau pâle, aux cheveux blond platine et aux superbes yeux bleus. Lewis avait la silhouette de celles qui faisaient la page couverture des magazines de mode populaires. Elle était riche, cultivée. À l'opposé, l'adolescente qu'on lui avait confiée était une petite Mexicaine aux cheveux foncés, au teint basané, aux yeux d'un obscur noir de jais. Toute droite rescapée de l'enfer de la traite humaine et de la clandestinité.
Assise à la table de la salle à manger, Samantha secoua ses courts cheveux frisés et croisa ses longs doigts qui n'en finissaient plus. Son mari, Ben, lisait le journal. Son regard s'arrêta sur Angelica, occupée à regarder des photos qu'elle avait soigneusement étalées sur tout le plancher de la véranda. Le soleil inondait la pièce vitrée, rendant les couleurs des clichés encore plus vives. La forte luminosité ne dérangeait guère la jeune fille, allongée de manière relaxe sur le ventre, le buste relevé en prenant appui sur ses coudes.
L'Américaine poussa un profond soupir. Il n'y avait pas de moyen de lui retirer ces photos et ce fichu appareil des mains. Chaque tentative de Samantha s'était conclue par un résultat lamentable, ce qui l'exaspérait. Samantha supportait mal l'échec. Elle se souvenait parfaitement du fameux jour un. Alors qu'ils s'étaient attendu à être accueillis par l'adolescente, c'était au contraire un flash aveuglant qui leur avait servi de bienvenue. Une fois leur sens retrouvé, ils avaient remarqué cette petite créature frêle et timide. En l'observant prendre des photos d'un peu n'importe quoi, Samantha avait eu l'impression d'observer un paparazzi junior à l'oeuvre, sauf qu'à la place de harceler des cibles bien précises, la gamine s'en prenait au monde tout autour.
Le couple avait entamé toutes les procédures afin d'être famille d'accueil. En réalité, les tests qu'on leur avait imposés s'étaient avérés être d'une futilité totale et d'une facilité enfantine à passer. Ben travaillait comme professeur à l'université en droit, Samantha comme rédactrice en chef du célèbre magazine
What We Want To Know. Ils avaient respectivement étudié à Harvard et à Standford. Ils étaient appréciés de leurs collègues, leur famille et leurs amis n'en disaient que du bien. Ils avaient une situation financière stable, une maison spacieuse et une vaste cour extérieure. Ils étaient en santé physiquement, psychologiquement et dans la tranche d'âge idéale. Il n'était pas étonnant que leur candidature eût été approuvée dans le temps de le dire.
Ce qui les avait déstabilisés était qu'on leur avait proposé un enfant immédiatement après leur approbation. On leur avait présenté le dossier d'Angelica, 17 ans. Elle était présentement à l'hôpital psychiatrique. Les spécialistes travaillaient de conserve avec les travailleurs sociaux afin de lui trouver une famille d'accueil prête à répondre à sa condition particulière. Ben avait froncé les sourcils aux deux derniers mots. Cela n'augurait rien qui vaille. En lisant le dossier, ils avaient appris que cette Angelica avait franchi la frontière illégalement en 2012 et qu'elle avait été exploitée comme domestique chez une famille riche. Les traitements qui lui étaient réservés avaient finalement été dévoilés au grand jour et les services sociaux étaient intervenus. Samantha se souvenait en fait très bien de l'affaire. C'était un réseau complet qui avait été démasqué. Quelques jours plus tard, les deux parents avaient été retrouvés morts. La mafia hispanique n'avait pas apprécié qu'on les dénonce. Les services sociaux s'étaient ramassés avec une centaine de jeunes Mexicains âgés de 12 à 17 ans sur les bras. Ben aurait préféré qu'ils se chargent d'un garçon plus jeune et sain d'esprit, mais Samantha avait insisté jusqu'à ce qu'il cède.
L'arrivée d'Angelica Ramirez chez les Lewis en avait fait jaser plus d'un. Désormais personnellement touchée par le problème de l'immigration illégale, le directeur avait demandé à Samantha de rédiger un article sur son expérience concernant les familles d'accueil. L'article avait eu un succès phénoménal. Tout le monde y avait passé. Ben et Samantha, présentés comme le couple américain parfait, et Angelica, petite Mexicaine sans défense. Devant les journalistes, les caméramans et les photographes, Angelica avait piqué une de ces crises durant lesquelles les gens se questionnaient sérieusement sur son état de santé mental. Plusieurs, à l'appui d'arguments d'experts, s'en étaient remis à d'importants traumatismes psychologiques dus à l'exploitation d'enfants. Enfin, les médias les avaient laissés tranquilles et étaient repartis en chasse vers de nouveaux scandales et d'autres histoires touchantes.
Huit mois s'étaient désormais écoulés depuis l'arrivée d'Angelica. Le mois dernier, Angelica avait fêté son dix-huitième anniversaire. Évidemment, ils n'avaient célébré que les trois entre eux. Ben lui avait offert un nouvel appareil photo numérique Polaroid et Samantha lui avait offert tout un kit de scrapbooking. Les premières photos prises avec le nouvel appareil avaient été les portraits de Samantha et de Ben, puis Ben avait convaincu Angelica de poser elle-même devant l'objectif (elle détestait se faire photographier). Finalement, ils avaient pris une photo tous les trois ensemble. Les quatre photos figuraient sur la première page de l'album.
« À quoi penses-tu? » lui demanda Ben.
Face à elle, l'homme avait levé les yeux de son journal et la dévisageait de ses yeux gris. Samantha demeura silencieuse tout en fixant distraitement du regard Angelica. Enfin, elle observa son mari sans prononcer la moindre parole, se contentant de le jauger. Ils s'examinèrent un certain temps comme cela, chacun essayant de deviner ce que l'autre pensait.
« Crois-tu qu'un jour, elle sera capable de vivre sans elles? » finit par dire Samantha doucement.
« J'en doute. »
Si Samantha s'obstinait à vouloir guérir la gamine de son obsession, Ben se disait qu'il s'agissait d'une énorme perte de temps. Il pensait qu'il valait mieux laisser Angelica dans son propre univers. Là, quelque part dans sa tête, Angelica était heureuse, et Ben pensait qu'il était cruel de la priver de cette échappatoire après tout ce qu'elle avait vécu, bien qu'il ne connaissait que quelques lignes de la vie de cette adolescente, quelques lignes d'un roman entier. Ce genre de personne était totalement pacifique, pour peu qu'on les laisse vivre comme elles l'entendaient. Elles percevaient des choses que les gens normaux ne voyaient pas.
« Alors, qu'est-ce qu'on fait? » poursuivit Samantha d'une petite voix.
Ben savait pertinemment ce qu'elle entendait par là. En huit mois, l'état d'Angelica était relativement demeuré le même. Elle avait désormais dix-huit ans. La majorité des gamins placés en famille d'accueil volaient de leurs propres ailes, mais il était tout simplement impensable qu'Angela puisse s'en sortir toute seule. Ce qu'ils redoutaient était l'éventualité où Angelica resterait psychologiquement inapte. Qu'adviendrait-il de l'adolescente qui allait devenir adulte? Qui s'en occuperait-elle? Allaient-ils devoir s'en occuper durant toute sa vie?
« Est-ce que tu regrettes? » contra-t-il avec curiosité.
Sam le foudroya du regard. Évidemment qu'elle ne regrettait pas d'avoir accueilli Angelica sous leur toit! Même si la vie n'était pas toujours rose. Même si, durant la première semaine, Angela ne leur avait pas adressé la parole. Elle parlait d'ailleurs toujours aussi peu. Même si, outre la langue, il s'avérait que la Mexicaine avait plusieurs phobies. Entre autres, elle avait peur des chiens, d'être enfermée, de la noirceur et de l'eau. Même si Angelica n'allait pas à l'école, psychologiquement trop instable. Les premiers temps, elle passait ses journées à nettoyer la maison de fond en comble et il avait été difficile de lui faire comprendre qu'elle ne vivait pas ici en tant que domestique. Même si Sam devait l'emmener à l'hôpital psychiatrique deux fois par semaine, et les psychologues faisaient jusqu'à présent chou blanc. Elle qui détestait se rendre à l'hôpital. Les premiers temps, Angelica pétait les plombs. Dorénavant, elle se contentait de prendre place sur le siège passager en arborant une moue boudeuse. Même si...
« Je ne sais plus.»
L'admettre lui faisait mal au cœur. Samantha avait l’impression d’être perdue, face à un casse-tête insolvable. Elle qui était habituée de commander et d’être au courant de tout. Elle était habituée de trouver la réponse à l’énigme. Du temps où elle était une simple journaliste, jeune et ambitieuse, elle avait assez de cran et d’esprit pour être capable d’écrire des articles inusités et souvent d’aider à la progression d’enquêtes sur différents crimes. Ces qualités lui avaient permis de devenir rédactrice en chef d’un des journaux les plus lus de San Francisco. Toutefois, Angelica restait l’énigme la plus difficile de toutes. Ses secrets étaient inaccessibles.
« Annie m'a appelée, tu sais. »
Annie était la travailleuse sociale qui se chargeait de les joindre. De temps en temps, elle venait faire un tour chez les Lewis pour s'assurer que tout allait bien. C'était une femme dans la soixantaine remplie d'amour. Elle avait notamment accompagné le couple tout au long de la procédure pour devenir famille d’accueil. Avec le temps, ils étaient devenus amis.
« Ils cherchent une famille d'accueil pour un garçon de sept ans. Il s'appelle Rhian. »
Annie l’avait appelée sur son téléphone portatif deux jours plus tôt, le mardi. Annie espérait les rencontrer dans les prochains jours afin de leur présenter un dossier d’un petit garçon qui correspondait parfaitement à leurs critères de base. Un garçon, jeune, en bonne santé physique et mental. Samantha lui avait promis de la rappeler d’ici les prochaines soixante-douze heures afin d’en parler avec le reste de sa famille. Selon Annie, l’enfant pourrait habiter chez sa nouvelle famille d’ici quelques semaines. Ben haussa un sourcil.
« Et? »
« Je pense qu'on devrait le prendre. »
« On n'a que deux chambres. Tu veux le faire dormir sur le divan? »
Ben se demandait où Samantha comptait installer le garçon. Leur maison était certes spacieuse, mais elle ne contenait que deux chambres. Ils allaient devoir sacrifier soit le bureau au deuxième étage, ce qui, il était sûr, allait être impossible étant donné que Samantha y travaillait presque tout le temps. Il y avait la salle de sport, mais, là, c’était Ben qui allait s’y opposer. Il aimait pouvoir s’y entraîner quotidiennement. Il ne restait que la bibliothèque ou la chambre débarra. Ben imaginait bien que la chambre débarras allait être convertie, mais il se demandait où ils allaient tout déménager le fouillis qui s’y trouvait!
« Aussi, on devrait placer Angelica quelque part. » continua Sam à voix basse.
« Tu veux l'interner? »
Ben était surpris. N’était-ce pas elle qui voulait absolument cette petite Mexicaine? Et maintenant, elle voulait l’interner. Il se demandait ce qui l’avait fait changer d’avis aussi subitement. Il lui semblait qu’hier encore, Sam n’était pas découragée à un point tel qu’elle voulait interner Angelica. Ben ne s’attendait pas à ce que Sam considère la tâche de s’occuper d’Angela aussi difficile. Sam poursuivit :
« J'ai déjà trouvé une place, à Phoenix. »
« Nom d'un chien, Sam, tu l'expédies à 1 200 km d'ici! »
Ben ne se sentait pas à l’aise. L’envoyer dans un autre État, seule dans un milieu inconnu semblait être risqué. Et puis, Phoenix, ce n’était pas à deux coins de rue d’ici. C’était au minimum onze heures sur la route, ou deux heures dans les airs. Ils n’allaient définitivement pas pouvoir la visiter chaque semaine.
« Écoute-moi un peu! J'ai fait des recherches et j'ai lu des témoignages sur une école, New Start School. C'est une place spécialisée où ils offrent une sorte de thérapie avec les chevaux. À ce qu'il parait, ils font des miracles. »
« Qu'est-ce qui te dit qu'elle aime les chevaux? »
« Je me fis là-dessus. »
C’était un livre de photographies de chevaux. Angelica aimait particulièrement le feuilleter. Elle pouvait passer des heures à contempler les images sans se lasser. Ils ne savaient pas si elle avait déjà été en contact avec eux dans le passé, mais pour Samantha, c’était un signe. À Phoenix, Angela avait une chance de guérir. Les coûts pour l’envoyer là-bas étaient plutôt onéreux, mais selon elle, cela en valait la peine. Les Lewis allaient prendre en charge ce petit garçon, car ils ne pouvaient rien faire pour Angelica. Samantha éprouvait un fort sentiment de culpabilité et se dit qu'elle était probablement une personne horrible, ayant la drôle d'impression que loin des yeux, loin du cœur, leurs chemins allaient se séparer. Là-bas, peut-être qu'on pourrait accomplir un miracle, du moins l’espérait-elle.